VASSIGH Chidan

N° étudiant : 15603939

Philosophie Paris 8 en L3

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 Pour la validation du cours :  La République de Platon

Pr.  Bruno CANY

29 décembre 2015

L’énigme du « fondateur»

dans la République de Platon

 

 

La République est probablement un des dialogues de Platon les plus interprétés et commentés par les platoniciens, philosophes, théologiens, politiciens etc. dans l’histoire de la philosophie. Bien que  le travail de l’œuvre Platon , comme dirait Claude Lefort, semble être accompli aujourd’hui, deux mille trois cent ans après sa parution, on continue toujours à étudier ce monument fondateur de la philosophie politique, à le commenter et l’interpréter.

La question que nous allons poser ici – celle du « fondateur » de la cité dans La République de Platon – n’est certes ni originale ni inédite. On verra, en effet, qu’elle a été soulevée et pensée par la suite par les philosophes. malgré tout, il nous semble qu’elle représente une des énigmes la moins « travaillée » des concepts de Platon, s’il s’avère bien sûr que l’énigme y ait.

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Nous savons que le moment majeur de la République apparaît au milieu du dialogue dans le livre V lorsque Socrate, sous l’insistance de ses interlocuteurs, Glaucon en particulier, est amené, après maintes hésitations, à destiner le philosophe-roi à la gouvernance de la cité juste. Il se trouve que cette idée cruciale est déjà mûrie chez lui, pendant son premier voyage en 388-387 à Syracuse où il rencontre Denys 1er, le tyran de cette colonie grecque. C’est quelques années plus tard , après la fondation de l’Académie et avant d’autres voyages à Syracuse pour exercer une influence sur Denys II, succédant à son père, que Platon écrit Πολιτεια  (politeía) probablement vers 372-374.

Du « statut supra-humain »1 du philosophe, élevé presque au rang du divin, il est question dans les dialogues de Platon (Phédon, 111a et 114bc ; le politique, 271cd, 274c, 277c ; Gorgias, 523b, etc.), bien que ce n’est pas Socrate, par la voix de son élève, qui invente le terme φιλόσοφος ou amoureux de la sagesse, mais, avant lui, par Héraclite et Pythagore 2. Celle-ci, Sophia, est en effet du domaine de la divinité alors que philosophos est plutôt son ami ou son aspirant :

 « L’appeler « sage », Phèdre, c’est à mon avis du moins, quelque chose d’excessif et qui ne convient qu’à un dieu. Mais l’appeler ami de la sagesse, philosophos, ou un nom de ce genre, voilà qui lui conviendrait mieux et qui serait mieux dans le ton.3 »

La philosophie, selon Platon, est ainsi dans le vrai ou la vérité alors que la doxa (l’opinion) est dans le vraisemblable ou l’ignorance et la sophistique dans le simulacre ou l’imposture (toujours selon Platon). La vérité, donc, n’appartient pas au monde sensible et mortel des humains mais se loge là-bas, dans un autre monde, dans un ailleurs transcendantal, immuable et accessible seulement à quelques uns, à ceux qui arrivent à s’en rapprocher et le contempler : aux philosophes amis de la sagesse divine. 

C’est ainsi que les philosophes, qui par nature seuls peuvent prendre pour modèle la justice divine en la contemplant de plus près possible, sont les plus aptes à gouverner la cité pour mettre un terme à ses maux et ses malheurs et y faire régner le bonheur, les vertus, la bonne éducation et la justice.

Mais pour dire cela, Platon doit prendre des gants car « sa vérité » peut déclencher une vague qui menace de tout détruire sur son chemin et le philosophe avec, comme la vague mortelle qui emporta jadis son maître Socrate.

« - Or, justement, dis-je, nous sommes en mesure de montrer, je pense, qu’en changeant une seule chose une cité pourrait se transformer, une chose qui n’est certes ni négligeable ni aisée, mais qui est du moins possible.

- Laquelle ? dit-il.

- J’en suis, justement, dis-je, à la chose même que nous avions comparée à la plus grande vague. Cette chose sera donc formulée, même si elle doit, comme la vague qui déferle, m’inonder de ridicule et de discrédit. Examine donc ce que je m’apprête à dire.

- Parle dit-il.»

Platon est ainsi acculé à dire enfin ce qu’il a depuis le début du dialogue dans la tête, à lâcher le morceau, « la chose », la « seule » et l’unique chose qui peut transformer la cité, action difficile mais possible, et cela malgré toutes les précautions prises, malgré le risque qu’il va prendre de se faire ridiculiser et discréditer, comme on a raillé autrefois Thalès de Millet ou comme on va décrier ensuite et jusqu’à aujourd’hui tous ceux qui formulent des idées révolutionnaires, neuves, intempestives, allant, comme dit Platon, à l’encontre de l’opinion, de la doxa :

« A moins que, dis-je, les philosophes n’arrivent à régner dans les cités ou au moins que ceux qui à présent sont appelés rois et dynastes ne philosophent de manière authentique et satisfaisante et que viennent à coïncider l’un avec l’autre pouvoir politique et philosophique... il n’y aura pas, mon ami Glaucon, de terme aux maux des cités ni, il me semble, à ceux du genre humain. Et d’ici que cela se produise, cette constitution politique que nous avons exposée... ne pourra jamais se développer pleinement, ni voir la lumière du soleil. C’est justement cela qui suscite en moi depuis longtemps une hésitation à parler, puisque je vois bien à quel point ce discours ira contre l’opinion. 5 »

En exposant son idée principale, la gouvernance des philosophes rois ou des rois philosophes, Platon parachève ainsi la classification figée et hiérarchique de la société juste. En effet, il commence d’abord dans le livre III à définir la classe des producteurs, les travailleurs manuels, qui subviennent aux besoins premiers et vitaux de l’existence. Ce sont les cultivateurs et les artisans que Dieu, en les modelant, a mêlé du fer et du bronze à leur genèse 6. C’est la partie Désir (Epithèmes) de l’âme. Ensuite, dans le livre V, au début, il détermine une autre classe-fonction, celle des gardiens de la citée (le corps armé et la police d’aujourd’hui). Ils sont dévoués à la cité et vivent dans l’ascétisme pour la défense de la cité contre ses ennemis. C’est la partie vouloir (thumos) de l’âme. Dieu a mêlé du fer et de l’argent à leur genèse 7. Enfin, dans le même livre et à la suite, Platon précise la troisième et dernière classe-fonction : les gouvernants destinés à diriger la cité. C’est la tâche qui revient aux vrais philosophes (un ou plusieurs, mais il est préférable selon Platon que le pouvoir ne soit pas accaparé par un seul. N’oublions pas que la Constitution platonicienne est foncièrement aristocratique et anti-démocratique). La classe des gouvernants philosophes correspond à la partie raison (nous) de l’âme et Dieu a mêlé de l’or à leur genèse 8.

A priori, après avoir délimité les trois classes : les gouvernants, gardiens et producteurs, à la fin du livre V, on peut supposer que Platon est parvenu à clore le travail ardu de la classification sociale et du partage des fonctions dans la cité idéale. Rien donc dans ce qui va suivre du livre VI à X ne permet de croire le contraire... Sauf !

 Sauf un évènement à la fin de l’allégorie de la caverne, dans le livre VII, au moment où quelqu’un se manifeste et ordonne à «redescendre». C’est qui ce personnage inattendu ?

le moment précis de l’avènement est situé en 519c-519d de l’allégorie. Notre esclave, prisonnier enchaîné à son corps, au fin fond obscur de la grotte-cité, sources d’erreur et d’illusions, est monté et se trouve maintenant dehors à la lumière du soleil. Il s’accoutume à celle-ci après avoir subi la violence de l’éblouissement. Il arrive à distinguer le réel en lui même et non dans ses ombres, à discerner le vrai du vraisemblable et du simulacre. Il va peu à peu, par la conversion de son regard vers le monde des intelligibles, devenir philosophe muni de la « science royale »9. Or maintenant qu’il a contemplé la sagesse de dieu, il désire continuer à rester en haut. Il ne veut plus redescendre dans le trou auprès de ses compagnons et revivre sa vie d’esclave d’antan. Il a peur aussi pour sa vie. Tout le monde va se moquer de lui s’il raconte ce qu’il a vu et su là-haut. C’est à cet instant crucial que quelqu’un, « le fondateur », advient, intervient, se présente et donne l’ordre :

« C’est donc, à nous fondateurs [oikistai en grec - Ndr] , d’obliger les meilleurs naturels [philosophes chez Platon - Ndr] à se tourner vers cette science [En livre VI 505a, Platon explique que cette science est l’idée du bien, Dieu, qui est la plus haute des connaissance et dans le Politique il dira que tout souverain doit posséder la science royale. Ndr] que nous avons reconnue tout à l’heure comme la plus sublime, à voir le bien et à faire cette ascension ; mais, après qu’ils se seront ainsi élevés et auront suffisamment contemplé le bien, gardons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet aujourd’hui.

Quoi donc ?

De rester là-haut, répondis-je, de refuser de descendre de nouveau parmi les prisonniers et de partager avec eux travaux et honneurs, quel que soit le cas qu’on en doive faire.

Hé quoi ! s’écria-t-il, commettrons-nous à leur égard l’injustice de les forcer à mener une vie misérable, alors qu’ils pourraient jouir d’une condition plus heureuse ?

Tu oublies encore une fois, mon ami, que la loi ne se préoccupe pas d’assurer un bonheur exceptionnel à une classe de citoyens [Par exemple, la classe des les philosophes. Ndr] mais qu’elle s’efforce de réaliser le bonheur de la cité tout entière... ; et que, si elle [la loi Ndr] forme de tels hommes [les philosophes Ndr] dans la cité, ce n’est pas point pour les laisser libres de se tourner du côté qu’il leur plaît, mais pour les faire concourir à réaliser l’unité organique de la cité.

...

Au reste, Glaucon, observe que nous ne serons pas coupable d’injustice envers les philosophes qui se seront formés chez nous, mais que nous aurons de justes raisons à leur donner en les forçant à se charger de la conduite et de la garde des autres. Nous leur dirons en effet... : Mais vous, nous vous avons formés dans l’intérêt de la cité comme dans le vôtre pour être ce que sont les chefs et les rois dans les ruches ; nous vous avons donné une éducation meilleure et plus parfaite que celle de ces philosophes-là, et vous avons rendus plus capables d’allier le maniement des affaires à l’étude de la philosophie. Il faut donc que vous descendiez, chacun à votre tour, dans la commune demeure, et que vous vous accoutumiez aux ténèbres qui y règnent, lorsque vous vous serez familiarisés avec elles, vous y verrez mille fois mieux que les habitants de ce séjour... parce que vous aurez contemplé en vérité le beau, le juste et le bien. Ainsi le gouvernement de cette cité qui est la vôtre et la nôtre sera une réalité et non pas un vain songe, comme celui des cités actuelles.10 »

(Je suis parti, dans cet extrait du livre VII, de la traduction de La République par Robert Baccou. Celle-ci, en effet, m’a semblé plus explicite dans ce que je veux mettre en relief en ce qui concerne le rôle du fondateur. Les mises en gras sont de moi.)

Ainsi, le fondateur de la cité donne l’ordre à notre évadé-philosophe : on t’as fait monter de ta demeure souterraine, on t’as libéré de tes chaînes, on t’as éduqué, on t’as formé à la science royale, on t’as fait voir et contempler le bien, Dieu. Bref on t’as fait un vrai philosophe, alors il faut maintenant que tu descendes chez tes compagnons dans la caverne, dans la cité, et que tu prennes le pouvoir pour diriger selon nos préceptes ceux qui y survivent dans l’injustice et l’ignorance. Mais surtout pas de refus,  pas d’excuses ! Pas d’atermoiements ! Redescends  on te dit ! C’est l’ordre du fondateur !

Qui est (sont) donc ce (ces) fondateur(s) qui donne(ent) l’ordre au philosophe roi de redescendre et de prendre le pouvoir pour gouverner la cité ? Une nouvelle classe qui va s’ajouter à la classification ternaire : producteurs, gardiens et philosophes rois ? Une nouvelle fonction sociale à part celles déjà établies : production, défense et gouvernance ? Ce sont les questions auxquelles nous n’avons pas une réponse certaine. Au minimum on pourrait peut-être écarter celles qui semblent inadéquates et proposer d’autres qui paraissent possibles ou probables.

Mais auparavant, il est intéressant de remarquer que la question du « fondateur » chez Platon a déjà été abordée et commentée par un philosophe contemporain sous le signe de « la voix off » du Pasteur.

Benny Lévy, philosophe et penseur politique décédé en 2003, ancien soixante huitard maoïste, directeur de l’institut des études levinassiennes à Jérusalem jusqu’à sa mort, dans un livre intitulé Le meurtre du Pasteur, consacre quelques lignes à la question du « fondateur » dans La République de Platon. Au chapitre III, sous le titre La définition du Politique  on lit :

« La voix off

Un dieu tout-puissant aurait pu révéler l’ensemble des lettres – le Livre, le tout. Platonisme de la lettre et dieu de l’amitié échouent en même temps, car c’est le même échec. Et l’échec du dieu rend possible la « science royale ».

Cette noce du philosophique et du politique, en effet, va prendre dans Le politique [ le dialogue de Platon Ndr] la figure de la science royale. Il faut entendre cette duplicité de la science royale. Le mieux, pour ce faire, est de se tourner, au préalable, vers l’allégorie de la caverne. Le compagnon d’esclavage, évadé, qui monte vers la lumière est « retourné » par un mouvement extrêmement violent et qui implique l’extérieur et que l’on peut nommer : le dieu de Socrate. Cet homme [l’esclave Ndr] ne devient philosophe que parce qu’il se retourne, parce qu’il a cette capacité de sortir à la lumière, après un effort terrible. Une fois qu’après la violence de l’éblouissement, il s’accoutume à la lumière, il arrive à nommer le réel. Il voit la différence avec les ombres. Pourquoi devrait-il redescendre auprès des autres hommes ? La lumière grecque [le dieu grec non socratique Ndr] n’enjoint pas de redescendre. La preuve c’est que Plotin décide de demeurer là-haut. (Ce qu’on appelle le choix de la vie contemplative.)

Le problème est clair : la lumière qu’il voit lui permet de comprendre la différence entre vivre en bas, esclave, et demeurer, libre, en haut. Aucune raison de redescendre – Socrate insiste. Alors ?

 « C’est donc, à nous, les fondateurs de l’Etat, d’obliger les hommes d’élite à se tourner vers la science... Mais lorsque parvenus à cette région supérieure gardons-nous de leur permettre de rester là-haut et de de ne plus vouloir redescendre chez no prisonniers »(La République livre VII, 519cd)

Voici comment se présente ici la noce du philosophe et du politique, la voix off du fondateur de l’Etat souffle au rescapé qui doit devenir roi : redescends dans la caverne !

Quand les auteurs – Platon ou Rousseau – nous parlent d’un Etat juste, peu leur importe qu’il ne se trouve, dans les faits, nulle part et que partout nous butions sur l’antre des cavernes. Leur noblesse précisément est de distinguer deux temps – celui de la fondation et celui de la descente. La doctrine des deux temps n’est jamais en vérité que l’expression du duo. Chez Rousseau, le mécanisme du contrat ne fonctionne que grâce au Législateur, qui n’a pas sa place dans la cité. Voix off... Le duo d’une voix de fondateur d’Etat et d’un fondateur d’Etat effectif prouve le souci d’aller à un tous authentique. Pour gérer ce qui existe, point n’est besoin de duo. Il suffit de prendre n’importe quel politicien et de le mettre au centre.

Dans la voix off nous pouvons encore discerner l’inspirateur daïmonique, et dans l’esclave échappé un Alcibiade réussi. 11»

(Les mises en gras sont de moi.)

Il y donc, selon Benny Lévy, une distinction à faire, un duo à discerner dans ce qu’il appelle la noce platonicienne du philosophique et du politique. Par là, le fondateur (de l’Etat idéal) se dissocie à la fois du philosophe-roi (de l’Etat effectif) qui accepte de redescendre et de gouverner les citoyens et du philosophe contemplateur du bien qui refuse la  descente aux enfers qu’est la cité actuelle. Alors qui est finalement ce fondateur ?

Lévy suppose, d’abord, que la voix off pourrait provenir de quelqu’un comme le Législateur (conceptualisé plus tard par Rousseau dans le contrat social), celui qui élabore la constitution de l’Etat et bâtit sa fondation, celui qui n’a pas  sa place dans la cité comme probablement le fondateur de Platon. Mais attention, on est ici dans La République et non dans Les Lois où Platon parle de la législation de la cité de Dieu bien avant Saint Augustin et les théologiens des religions monothéistes. Par ailleurs  le terme de législateur en grec est « νομοθέτης» alors que le fondateur de la cité dans La République se dit « oikistai poleös » : ce n’est donc pas la même chose. Enfin, il faut dire que des législateurs de la constitution, la Grèce de Socrate n’en manquait pas. Citons Solon ou Protagoras, cet éminent penseur, sophiste et démocrate, ami de Périclès, et qui a été choisi par celui-ci pour établir la constitution d’une colonie grecque (Thurioi) 12.  Ce n’est donc pas des constitutionalistes qu’il s’git dans La République quand Platon parle du « fondateur ».

Mais il y a une autre possibilité selon Lévy : la voix off dans le livre VII pourrait bien être le logos (le verbe), la parole « non officielle » mais divine de l’inspirateur daïmonique ou  le daemon socratique - cet intermédiaire entre les dieux et les mortels – et dans ce cas, notre philosophe-roi évadé serait bien Alcibiade, ce grand stratège. Dans cette optique, le fondateur serait donc finalement le Pasteur  qui se place entre Dieu et le souverain, à l’écoute du premier et à la commande du second. C’est aussi l’idée centrale du livre de Lévy, la quête originelle du tout-puissant dans la vision originelle de la politique dont il fait la critique : énorme question qui sort de notre propos ici.

Ainsi, il nous semble que l’identification avec le Pasteur, concept déjà existant dans Le Politique de Platon, est une piste sérieuse à envisager pour élucider l’énigme du « fondateur ». Mais le bémol, l’inconvénient de cette solution est que Platon nomme le fondateur au pluriel : « nous les fondateurs ». Il y aurait donc plusieurs Pasteurs pour la cité ? Ce qui complique davantage le problème, à moins que chaque cité ait son propre Daemon.

Mais l’idée du « fondateur-de-la-cité-et-commandeur-du-souverain » aura un grand avenir devant elle. Elle va être repensée et reformulée après Platon de diverses manières par les néoplatonistes et puis par les théologiens monothéistes des trois religions chrétienne, judaïque et musulmane. En particulier, on la retrouve chez les philosophes platoniciens de l’Islam comme Farabi (872 ap. J.-C), souvent appelé le « second Aristote ».

Nous allons nous pencher sur l’interprétation de Farabi car il nous semble que celle-ci a l’avantage de mieux discerner foncièrement la différence entre le fondateur et le philosophe-roi. Farabi, en effet, a été le premier philosophe d’Islam à développer une philosophie de la religion basée sur la tradition philosophique platonicienne-aristotélicienne en général et sur la philosophie politique platonicienne en particulier, présentées dans un contexte analogue à celui de La République, du Timée et des Lois de Platon. 13

Dans sa « Cité vertueuse », son livre le plus célèbre inspiré de Platon et de La République et traduit en français, Farabi identifie deux souverains distincts et complémentaires : le souverain-prophète et le souverain-philosophe :

« Tous deux sont sont souverains suprêmes absolument, et tous deux détiennent l’autorité absolue d’édicter les croyances et les actions ; Tous deux reçoivent cette autorité en vertu de la perfection de leur faculté rationnelle, et tous deux reçoivent la révélation de Dieu par le moyen de l’intellect actif. 14 »

Mais alors, en quoi le souverain-prophète diffère-t-il du souverain-philosophe ? Farabi répond en distinguant deux facultés ou pouvoirs qui permettent de communiquer avec l’intellect actif, notion aristotélicienne : une faculté imaginative et une faculté rationnelle. Celle de l’imagination, nommée prophétie, est du ressort du souverain-prophète et non du souverain-philosophe qui est pourvu seulement de la faculté rationnelle. Et en quoi consiste cette imagination qui se distingue de cette dernière ?

« Il n’est pas impossible qu’un être humain, dont le pouvoir imaginatif atteint la plus haute perfection, reçoive de l’intellect actif durant ces heures de veille... les imitations des intelligibles séparés [immatériels] et de tout autre être sacré et les voie. Grâce aux intelligibles qu’il a reçus, il aura ainsi le pouvoir de prophétie sur des êtres divins. C’est donc l’état le plus parfait atteint par le pouvoir d’imagination et l’état le plus parfait auquel un être humain parvient par vertu de son pouvoir imaginatif.  » (La cité vertueuse, 52)15

(Le mise en gras est de moi.)

C’est donc le pouvoir de prophétie seul qui identifie et différencie le souverain-prophète du souverain-philosophe. Quand il agit par le moyen de son imagination, c’est « un prophète qui prédit ce qui va arriver et informe sur ce qui se produit maintenant » ; et quand il le fait par le moyen de sa faculté rationnelle, c’est « un homme sage, un philosophe, et il possède une intelligence complète. »  (La cité vertueuse, 58-59)16

Le « fondateur » platonien, plus de mille ans après Platon, sur les terres de l’Islam, n’est-il pas islamisé sous le nom de souverain-prophète de Farabi?

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  Au début de cet exposé, nous avons posé la question de l’énigme du « fondateur » dans la République de Platon : « Nous les fondateurs ! » c’est qui ? c’est quoi ?

Nos avons vu que ce n’est pas le philosophe-roi ni les philosophes dans leur ensemble bien que le fondateur est philosophe par excellence. Nous avons vu qu’il ne peut pas être le législateur de la constitution car Platon l’aurait appelé par son propre nom. Ce phénomène, si on puisse dire ainsi, n’appartient à aucune des classes rigides définies par Platon. Sa fonction n’est pas répertoriée dans la liste des fonctions sociales déterminées dans La République. Le fondateur est à la fois dans la cité et hors cité. Il n’est pas le souverain effectif de la cité mais il lui donne des ordres. C’est lui qui fait roi en forçant à la descente. C’est lui qui fait philosophe en forçant à l’ascension.

Platon n’a pas défini son « fondateur » dans sa République ou n’a pas voulu le faire. Il a laissé le champ libre aux diverses interprétations possibles après sa mort : l’intellect actif, l’ange, le prophète, le fils de Dieu, l’Iman, le Pasteur, le législateur, le conseiller de prince, le surhomme, le commissaire politique ou « le dieu qui peut encore nous sauver»17... bref tout ce que dans l’histoire de la philosophie politique depuis Platon a donné lieu à la vision théologique originelle de la politique c’est-à-dire à un messianisme avec messie avec ses chimères et catastrophes.

 L’énigme du fondateur chez Platon, bien qu’irrésolue, a au moins l’intérêt de nous poser une autre énigme, une des questions les plus  redoutables de notre temps. Celle de la sortie de la vision théologique quant à ce qu’on appelle « la politique »... même laïque ou séculaire :  peut-on penser la politique autrement qu’elle a été depuis Platon jusqu’à aujourd’hui, c’est-a-dire  une sorte de théologie politique ?

 

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Notes 

1.      Le philosophe-roi – Michel-Pierre Edmond. Ed Payot, 1991, page 49.

2.      Voir Platon de Monique Dixsaut, Vrin, page 174.

3.      Phèdre 278 d-e, traduction par Luc Brisson, Flammarion, page 187.

  1. La République 473c, Georges Leroux, Flammarion 2004, pages 300-301.
  2. Ibid., 473d-473e, page 301.
  3. Ibid., 415a, page 210.
  4. Ibid., 415a, page 210.
  5. Ibid., 415a, page 210.
  6. Science royale : terme utilisé dans le Politique de Platon.
  7. La République 519c-521c, Rober Baccou Flammarion 1996, pages 278-279.
  8. Le meurtre du Pasteur critique de la vision politique du monde, Benny Lévy, Verdier 2002, pages 46 - 48.
  9. Le mouvement sophistique, George Br. Kerferd, Vrin 1999, page 90.
  10. La cité vertueuse d’Alfarabi, Muhsin Mahdi, Albin Michel, 2000, page 11.
  11. Ibid., page 183.
  12. Extrait du livre de Farabi : La cité vertueuse, cité par Muhsin Mahdi, page 184.
  13. Ibid., 185.
  14. Entretien avec le Spiegel de Martin Heidegger, 1966.